COMPRENDRE LES ENJEUX DE SÉCURITÉ

La vision
de l’amiral Coldefy

Alain Coldefy, qui a commandé la force aéronavale française, notamment durant les opérations en ex-Yougoslavie, est aussi l’un des meilleurs connaisseurs des équilibres géopolitiques et stratégiques actuels. Il a non seulement la confiance du Gouvernement de son pays, mais aussi celle des alliés de la France. Il vient de publier une autobiographie passionnante chez Favre, «Amiral – Le sel et les étoiles». Qui se lit comme un roman d’aventures vécu, mais fait aussi réfléchir aux questions touchant à l’avenir de la paix en Europe et au-delà. Il nous a accordé un entretien exclusif.

– Amiral, l’une des particularités de votre carrière est d’avoir exercé à divers titres une fonction de conseiller stratégique au plus haut niveau, tant français qu’internationaux. Les décideurs politiques vous paraissent-ils capables de prendre les bonnes décisions en matière de défense et d’avenir industriel, deux sujets qui vous préoccupent?
– En matière stricto sensu de défense, c’est-à-dire des opérations militaires, la réponse est facile. En effet, il s’agit d’un domaine politiquement consensuel entre les partis de gouvernement, et pour lequel l’articulation politico-militaire, c’est-à-dire le processus de décision, s’agissant de la mise en œuvre des armées, est éprouvée. Un seul chef, le président de la République, chef des armées; un seul responsable à ses côtés, le chef d’état-major des armées qui commande toutes les opérations et un contrôle du Parlement a posteriori, comme aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni.
En revanche, pour ce qui est de la définition des moyens, il est important que le décideur politique ait une vision claire des enjeux à moyen et long terme, en réalité une vision d’homme ou de femme d’Etat. C’est la même chose dans tous les pays, mais il y en a peu par génération.
Enfin, s’agissant de l’organisation, on retombe trop souvent dans le travers qui consiste à donner le pouvoir à des personnes dont l’intelligence administrative ne pallie pas la méconnaissance du monde réel.
Pour ce qui est de l’industrie de défense, l’équation est plus complexe. Elle comporte de nombreuses données d’entrée que les décideurs ne maîtrisent pas. C’est une industrie qui doit être simultanément nationale, du pistolet à la bombe nucléaire; de haute technologie, pour conserver un avantage qualitatif sur l’ennemi; exportable, car le budget militaire seul ne suffit pas à son équilibre économique; duale «civile et militaire» pour les mêmes raisons quand c’est possible; robuste et capable de délivrer des armements en quantité quand c’est nécessaire. La nécessité économique de trouver des partenaires fiables conduit ensuite à des compromis sur les performances (tous les pays ne donnent pas les mêmes missions à leurs armées, même en Europe), sur les emplois manufacturiers (qui produit et où) et sur le degré d’indépendance ou plutôt d’autonomie que souhaitent les partenaires par rapport par exemple à un fournisseur hors d’Europe. La France, grâce au général de Gaulle est en avance dans les secteurs qu’il avait identifiés il y a soixante ans (la vision à long terme), à savoir le nucléaire, civil et militaire, donc les sous-marins à propulsion nucléaire armés de missiles nucléaires, l’aéronautique et l’espace. Nos partenaires cherchent inévitablement à coopérer pour acquérir nos compétences nationales et nous lâchons trop souvent la proie – nos savoirs – pour l’ombre de la construction européenne. En réalité il n’y a pas de solution générique et il faut faire du coup par coup, sans se laisser leurrer.

– La suppression du service militaire en France, la volonté des jeunes générations de ne pas s’engager à long terme, la perte d’autorité de l’Etat représentent-elles des dangers pour l’avenir de la défense française et européenne?
– Tout d’abord, le service militaire, qui est une des formes du service national allant de 18 à 50 ans, n’est pas supprimé, mais «suspendu», ce qui rend éventuellement sa reprise plus rapide. Ensuite, le service militaire, à son origine universel et égalisateur social, avait totalement perdu ce qui faisait son essence même; il était devenu inégalitaire (le besoin était très inférieur à la ressource et les femmes n’étaient pas concernées), injuste (par les nombreuses dérogations et formes adoucies pour les plus avancés en études), inefficace pour la défense. En effet, pour une dépense voisine en flux de 1 milliard d’euros par an, avec 60 000 cadres professionnels et une dizaine d’hôpitaux militaires exclusivement consacrés aux soins gratuits pour les appelés et à la formation du citoyen en soldat, il fallait de plus en plus transformer le jeune appelé d’abord en citoyen, puis en soldat, et au final, pour des raisons budgétaires, la valeur opérationnelle collective était faible.
Ce constat est factuel. La grande valeur du service était ce moment de cohésion sociale et d’apprentissage de la discipline personnelle et collective sur fond d’instruction civique. La page est tournée.
Les jeunes aujourd’hui, hommes et femmes, s’engagent effectivement, mais regardent en même temps ailleurs, car l’avenir en termes d’emploi est très difficile pour eux. Néanmoins, pour le moment, il n’y a pas de signe alarmant pour la défense de la France. Ils sont volontaires, disponibles et motivés… le temps de leur contrat. Compte tenu de ces éléments, je ne suis pas très inquiet pour la défense de la France.

– Vous avez travaillé – entre autres – avec les Américains (leur tenant tête du côté du Monténégro), les Britanniques et les Allemands. Dans votre livre, le Brexit ne semble pas vous inspirer de crainte. Est-ce à dire que la connivence anglo-saxonne entre Londres et Washington, souvent relevée – n’est pas un obstacle à l’entente cordiale avec la France?
– La «connivence», comme vous le dites, entre les Etats Unis et le Royaume-Uni est en 2020 beaucoup moins réelle que par le passé. Le Royaume-Uni n’est plus d’un intérêt stratégique majeur pour Washington, mais il entretient cette vision qui le sert, surtout auprès des Européens. Un indice à relever, le Royaume-Uni a de la difficulté à écrire aujourd’hui une revue stratégique dans la perspective du Brexit. En revanche, le choix stratégique de l’entente cordiale au début du XXe siècle est toujours d’actualité, mais il ne faut commettre d’erreur d’analyse: nous restons, France et Royaume-Uni, et sommes les seuls en Europe, capables de conduire des opérations de haut niveau, Brexit ou non. Quand nos intérêts sont communs.

– Qu’est-ce qui empêche, selon vous, la France d’assumer et de renforcer son statut de puissance maritime européenne?
– Comme je le dis dans mon livre, c’est une longue histoire, qui tient au fait que la France, pays le plus peuplé d’Europe au XVIIIe siècle – 20 millions d’habitants en 1700 et 25 millions en 1790 – a toujours été autonome pour se nourrir. Elle s’est construite face à des adversaires continentaux et a culturellement négligé mers et conquêtes lointaines. D’ailleurs Napoléon n’a pas hésité à vendre le tiers des Etats-Unis actuels pour financer ses guerres contre l’Angleterre. Elle découvre peu à peu l’intérêt des océans, des zones économiques qui lui ont été reconnues par l’ONU, mais très peu de dirigeants politiques ont un regard «marin» sur l’avenir de la France.

– «Un pays n’a pas d’ami», écrivez-vous avec pertinence. Comment dès lors concevoir une vraie défense européenne, et pensez-vous que de nos jours, la Russie soit toujours une puissance dont on doive se prémunir (ce qui paraît être encore d’actualité à l’Otan)?
– Nous ne devons pas courir après la politique américaine comme le font trop de pays en Europe, mais c’est leur choix. Je me réfère toujours au général de Gaulle, qui avait dit que la Russie éternelle «épongerait» le communisme, et d’ailleurs elle est redevenue orthodoxe. En somme, nous devons combiner le respect de nos alliances (l’Otan et l’UE) et une politique étrangère qui serve nos intérêts, y compris avec la Russie.

– Comment ressentez-vous la libération – à grands frais et moyennant de relâcher plus de cent djihadistes – d’une otage qui se dit non seulement convertie aux croyances de ses ravisseurs, mais aussi impatiente de retourner au Mali – où de nombreux soldats français sont tombés dans la lutte contre le djihadisme?
– Avec tristesse et colère. Nos soldats sont engagés dans un combat qu’ils mènent en respectant les lois de la guerre face à des terroristes qui bafouent la notion même d’humanité. Ils sont là pour nous protéger, nous tous en Europe, il faut le rappeler.
– La Suisse vient de voter d’extrême justesse la mise à niveau de sa protection aérienne militaire. Imaginez-vous un pays, même neutre, dépendre de l’aviation de ses voisins?
– Un pays neutre n’est pas un pays désarmé. Ensuite, c’est le choix de ses dirigeants que de déterminer les moyens qui sont nécessaires et ceci ramène à votre première question. Dans le cas précis de la protection aérienne, compte tenu de la vitesse d’action nécessaire, il est plus qu’utile de participer à un réseau commun d’information.

– Le monde est devenu beaucoup plus dangereux, constatez-vous. Comment faire face à ces périls, inédits ou renouvelés?
– Il n’y a pas de solution miracle. La France, par exemple, entretient en permanence l’analyse des risques et des menaces, actuelles et à venir pour adapter ses armées par un processus interministériel itératif qui se décline au Parlement (lois de programmation). La principale difficulté n’est pas d’identifier les nouveaux périls, mais de les intégrer à leur juste mesure dans la loi – de ne pas les minimiser, ni les maximiser. C’est complexe et seuls les grands pays sont capables de conduire cette réflexion. Mais on n’est jamais sûr à 100% de ne pas avoir laissé, comme on dit, de «trous dans la raquette».

Propos recueillis par Thierry Oppikofer