LES GRANDS PEINTRES DU LÉMAN

Ferdinand Hodler,
l’impressionniste du lac

Le lac de Genève a été le sujet de prédilection de nombreux peintres, y compris les plus grands d’entre eux. Et parmi ces peintres, un véritable monument de la peinture suisse: Ferdinand Hodler. Ce dernier a d’ailleurs consacré une majeure partie de son œuvre à peindre le Léman, que ce soit de la Riviera vaudoise ou de Genève.

Et c’est notamment au travers de ses vues du lac et des montagnes qui le surplombent que Ferdinand Hodler a mis en application sa théorie du parallélisme, dont la paternité lui revient entièrement et qui a participé à son succès, tant sur le plan national qu’à l’étranger.
Fait symptomatique de l’attachement profond manifesté par Ferdinand Hodler pour le Léman: le dernier tableau qu’il peignait, juste avant sa mort, et qui est resté inachevé sur son chevalet, représente le lac et le Mont-Blanc vus de la rade de Genève.

Hodler: une palette large, variée et monumentale

L’œuvre de Ferdinand Hodler est aussi monumentale que d’une rare complexité.
Entre fresques, tableaux et dessins, Hodler a abordé plusieurs genres différents, parfois diamétralement opposés. Il a ainsi excellé, successivement voire parallèlement, non seulement dans le figuratif et le réalisme, mais également, et surtout, dans le symbolisme et l’expressionisme, puis dans l’impressionnisme et le parallélisme.
Ferdinand Hodler a mis sa large palette, d’un rare éclectisme, tant au service de thèmes fondateurs de l’histoire suisse qu’aux paysages, notamment lémaniques, qu’aux portraits, en particulier ses fameux autoportraits, ainsi qu’aux thèmes liés au symbolisme.
Sur le plan stylistique, Ferdinand Hodler s’est singularisé, dans ses différents genres de peinture, par une approche «paralléliste» de ses compositions, qu’il a d’ailleurs largement théorisée jusqu’à en faire sa marque de fabrique très personnelle et reconnaissable.
Cela étant, le parcours de l’artiste à travers la peinture a fortement été influencé par son vécu.

Pour comprendre l’œuvre, il faut connaître le peintre

Ferdinand Hodler est né à Berne le 14 mars 1853, d’un père menuisier et d’une mère paysanne. Ferdinand était l’aîné d’une fratrie de six frères et sœurs. La tuberculose allait toutefois frapper toute sa famille. Son père est décédé en 1860, puis sa mère en 1867, alors que Ferdinand Hodler n’avait respectivement que 7 et 14 ans. Par la suite, la tuberculose a fini par emporter l’ensemble de ses frères et sœurs. Finalement, seul Ferdinand Hodler a survécu au fléau.
Ces circonstances dramatiques n’ont pas manqué de marquer la vie et l’œuvre de Ferdinand Hodler, qui a très tôt pris conscience de la fragilité de la condition humaine et de la proximité de la mort. Il a fait ses premiers pas de peintre auprès du second mari de sa mère, le peintre décorateur Gottlieb Schüpbach, puis poursuivi son apprentissage auprès de Ferdinand Sommer à Steffisburg, près du lac de Thoune, de 1868 à 1870.
Sa jeunesse passée dans le canton de Berne n’est pas étrangère au goût rapidement développé par Ferdinand Hodler pour les peintures liées à l’histoire suisse, ainsi que pour les paysages de montagnes et de lacs. Les conditions difficiles dans lesquelles Ferdinand Holder a d’abord vécu peuvent expliquer la sobriété, la force et l’expressionisme qui émanent de ses peintures au travers de personnages emblématiques, tels ses bûcherons, ses faucheurs ou ses mercenaires suisses, ainsi que de ses portraits.
La recette de Ferdinand Hodler: donner à ses sujets l’expression la plus forte avec le minimum de traits. Par ailleurs les décès successifs de ses parents, suivis de ses frères et sœurs, ont certainement joué un rôle important dans le choix de l’artiste d’élargir sa palette au symbolisme, dont il est devenu l’un des représentants majeurs.

L’exil artistique au bord du Léman

En 1872, Ferdinand Hodler quitte, à 18 ans, sa Berne natale pour s’installer à Genève jusqu’à son décès en 1918. Il y intègre l’Ecole des Beaux-Arts, dont il sera par la suite l’un des professeurs, et devient l’élève de Barthélemy Menn, pour lequel il a la plus vive admiration. Et c’est réciproque. Ce qui est le gage d’un avenir prometteur.
Ferdinand Hodler commence en particulier par copier avec talent, notamment les œuvres empreintes de réalisme d’Albert Anker, d’Alexandre Calame et de François Diday. Le talent du Bernois s’impose rapidement et lui permet de remporter plusieurs prix aux concours Calame et Diday, lesquels étaient très prisés à l’époque. Mais le talent, même grand, ne suffit pas pour sortir un peintre de l’ornière de l’anonymat. Il faut pour cela un bon coup de pouce du destin.

«La Nuit»: du scandale à la notoriété

Hodler acquiert une première renommée internationale en 1891, lorsque son célèbre tableau symboliste «La Nuit» (où le peintre se représente au réveil, avec l’angoissante approche de la mort, au milieu de corps nus et endormis) est publiquement «censuré» par les autorités genevoises qui le jugent immoral, voire même obscène. Son tableau est aussitôt décroché du Musée Rath. Le scandale est ainsi assuré et la carrière de Ferdinand Hodler est désormais véritablement lancée, tant au plan national qu’européen.
En effet, l’artiste expose d’abord son chef-d’œuvre «La Nuit» dans le cadre d’une exposition privée qui rencontre un énorme succès auprès du public genevois et dont les échos se font entendre jusqu’à Paris.
A tel point que «La Nuit» est finalement exposée la même année à Paris, au Salon du Champ de Mars, où il est particulièrement apprécié par le chef de file du symbolisme, le peintre Pierre Puvis de Chavannes, dont Ferdinand Hodler est devenu un fervent adepte.
Grâce, notamment, à ce tableau et au scandale qui l’entoure, Hodler acquiert ses lettres de noblesse, puisqu’il est considéré dès lors comme un peintre majeur du symbolisme. A tel point qu’il devient finalement un acteur incontournable de la Sécession de Vienne, où il rencontre notamment Gustav Klimt et où il est, en 1904, l’un des invités d’honneur.

«La retraite de Marignan»: autre scandale, autre succès

Un autre scandale a forgé la réputation de Ferdinand Hodler, cette fois dans le cadre d’une représentation monumentale d’un des épisodes fondateurs de l’histoire suisse. Il est lié à son premier projet de fresque, représentant «La retraite de Marignan» pour le Musée National Suisse à Zurich, que les responsables ont jugé d’un trop grand réalisme, au demeurant sanguinolent, et bien peu glorieux à l’égard des mercenaires suisses (pourtant défaits!). Qu’à cela ne tienne, l’artiste revoit plusieurs fois sa copie, en l’édulcorant, jusqu’à ce qu’elle soit finalement acceptée en 1899.
Mais le débat relatif à cette fresque a fait scandale pendant bien trois ans, assurant ainsi à Hodler une notoriété désormais bien établie, en Suisse comme à l’étranger. Le succès national et européen est dès lors largement au rendez-vous.

Le grand peintre du lac de Genève

A côté du symbolisme et des œuvres monumentales dans lesquelles il excelle, Ferdinand Hodler s’est également tourné vers un autre genre de peinture qu’il affectionne particulièrement: celui des paysages et en particulier ceux du Léman. Lors de ses pérégrinations au bord du lac, entre Genève et Montreux, il est en effet tombé sous le charme du plan d’eau, de ses coteaux et de ses montagnes. A tel point qu’une grande partie de sa production artistique de cette époque est consacrée au Léman et aux Alpes savoyardes qui le dominent.
Outre les vues depuis son appartement de Genève, qui donne sur la rade et le Mont-Blanc, Ferdinand Hodler a une prédilection pour les vues sur le lac depuis Pully, Chexbres, Chamby ou Caux. Et c’est à ces points de vue que l’on doit les nombreuses séries sur le Léman qui ont fait sa réputation de paysagiste.
Il s’agit en particulier de séries consacrées au Léman et au Mont-Blanc vus de Genève, ainsi qu’au lac vu de Chexbres et aux vues sur le Grammont. Dans le même ordre d’idées, Hodler a également peint des chefs-d’oeuvre aux bords du lac de Thoune, avec le Niesen et la chaîne du Stockhorn en point de mire.
Et ces séries témoignent toutes d’un style très personnel et désormais caractéristique de Ferdinand Hodler: le parallélisme.

Le maître à penser du parallélisme

Ferdinand Hodler s’est fait le chantre du «parallélisme», théorie qu’il a personnellement élaborée et selon laquelle la structure d’une composition doit reposer sur l’ordre, la symétrie et le rythme, par le recours à la répétition de formes semblables.
L’objectif du parallélisme est de ne peindre que l’essentiel, mais tout l’essentiel, en le rendant plus intense par la répétition simplifiée de ses motifs les plus saisissants et émotionnels.
Pour Hodler, tout paysage, comme tout autre thème d’ailleurs, est fait d’horizontalité, de verticalité et de symétrie, qu’accentuent les reflets et la répartition des motifs. Et pour bien rendre l’effet du parallélisme, par exemple dans ses paysages, l’artiste tend à une simplification des motifs (eau, montagnes, ciel), qui exclut de la composition les détails insignifiants.
En fait, Ferdinand Hodler peint plus ce qu’il ressent que ce qu’il voit, ce qui le rapproche de l’impressionnisme, voire, pour ses montagnes stylisées, du cubisme à l’égal de Paul Cézanne. Selon Hodler, la répétition, que ce soit celle d’un sujet, d’une forme ou même d’une couleur, projette une sensation dont l’intensité est augmentée. Il a utilisé la technique du parallélisme dans bon nombre de ses tableaux, tous genres confondus, que ceux-ci aient pour sujets des paysages, des personnages ou des événements historiques.

Le lac, miroir du parallélisme

Les vues du Léman, comme d’ailleurs celles du lac de Thoune, ont permis à Ferdinand Hodler de mettre tout son talent au service de sa vision paralléliste du paysage. Le tableau «Le Léman et le Mont-Blanc à l’aube» (1917) constitue un exemple remarquable, parmi tant d’autres, de l’expression de la théorie du parallélisme de l’artiste.
L’horizontalité parallèle est représentée par l’eau, les montagnes et le ciel, sur un fond coloré de bleus nuancés, doublé d’un ciel en partie orangé se reflétant sur l’eau, ce qui renforce l’aspect de double symétrie.
La simplification, virant quasiment à l’abstraction, est poussée à son paroxysme. Seules concessions au figuratif, les reliefs de la chaîne des Alpes avec le Mont-Blanc, les coteaux de la rive gauche et le Salève.
Le tableau «Le Léman vu de Chexbres» (1904) est également un exemple frappant du parallélisme de Ferdinand Hodler, qui met en évidence l’horizontalité du lac, celle des rives en face de Chexbres, puis celle du ciel et des nuages. L’impression de symétrie est renforcée par le nuage qui se reflète quasi à l’identique sur le lac et par la ligne du coteau qui barre l’horizon et coupe le tableau en deux parties égales.
Si l’on distingue encore sur ce tableau quelques bâtiments sur la rive du lac, ces motifs n’apparaîtront plus par la suite sur les toiles de Hodler, puisque ce dernier entend en renforcer l’abstraction, ce qui nécessite la disparition des motifs.
Cette abstraction s’est encore accentuée sur les derniers tableaux du Léman peints par Hodler. Cette nouvelle abstraction, elle aussi poussée au paroxysme, reflète l’état d’esprit de l’artiste, rattrapé une nouvelle fois par la mort, celle de sa compagne Valentine, dont il a peint plusieurs portraits particulièremenr saisissants.
Et presque naturellement, c’est sur un dernier tableau de la rade de Genève et du Mont-Blanc, resté inachevé, que Ferdinand Hodler s’éteint le 19 mai 1918.

Patrick Blaser
patrick.blaser@borel-barbey.ch