Le manoir de Charlot

Adulé, critiqué, singeur des maux de la société de son époque, Charles Spencer – dit Charlie – Chaplin fait partie de ces figures mondialement connues qui, par son œuvre et ses prises de positions, a su marquer le monde et l’ouvrir à une critique salvatrice. Cet Anglais d’origine, acteur, réalisateur, scénariste, producteur et compositeur, mort à l’âge de 88 ans, a terminé le livre de sa vie dans le pays d’adoption qu’il aimait tant, la Suisse, et plus précisément à Corsier-sur-Vevey, entouré de sa famille nombreuse, les yeux souvent rivés sur notre majestueux lac. Pour notre édition de fin d’année, c’est un cadeau qui nous a été donné que de visiter la dernière demeure terrestre de cette immense star du cinéma muet. Visite guidée.

Le manoir de Ban, ou manoir du domaine de Champ de Ban, est situé sur les hauteurs de Corsier-sur-Vevey, sur les rives du Léman. Étendue sur plusieurs hectares, la propriété trône au milieu d’un parc magistral où l’artiste aimait flâner avec son épouse Oona et ses huit enfants. La construction de l’édifice date de 1840, lorsque son propriétaire de l’époque, Charles Emile Henri de
Scherer, confie la construction d’une maison de maître à l’architecte veveysan Philippe Franel, à qui l’on doit notamment l’hôtel 5 étoiles Les Trois Couronnes, à Vevey. De style néoclassique, l’édifice est sobre, mais richement décoré pour l’époque. De forme rectangulaire, flanqué de deux annexes surmontées de terrasses, la toiture à quatre pans couronne une réalisation cossue et élégante. D’une surface totale de 1150 m2, la maison compte trois étages pour un total, après rénovation par la famille Chaplin dans les années 50, de dix-neuf pièces.
Les façades décorées et la porte d’entrée encadrée de pilastres cannelés dessinent le contour d’une propriété qui a du caractère, sans pour autant être intimidante. Au rez-de-chaussée, côté lac, le manoir est ceinturé d’un péristyle d’inspiration coloniale, qui offre une vue à couper le souffle, et une protection contre les aléas climatiques. A l’intérieur, une réelle atmosphère enveloppante se dégage des lieux et laisse imaginer une vie de famille paisible où Chaplin et son épouse aimaient se retrouver. Marbre et bois massif habillent l’intérieur du manoir avec harmonie et amènent tantôt de la chaleur, tantôt de la luminosité. Le tout est à la fois chic et sobre, chaleureux et élégant, naturel et minéral. Transformé en musée et ouvert au public depuis avril 2016, la rénovation des lieux est une franche réussite, en ce que l’on perçoit d’emblée que nous sommes dans une propriété qui a vécu avec ses propriétaires.
Au gré des pièces et de la visite, l’on pénètre à la fois dans une villa et surtout dans une intimité. L’intimité d’un homme, plus que celle d’un artiste. Excentrique était l’homme face caméra, mais lorsque l’on est dans sa maison, c’est la simplicité qui ressort aux lieux.

Certes, la maison est bourgeoise, mais à aucun moment elle n’est ostentatoire. Les meubles sont, pour partie, issus d’une vie californienne précédente et ont été mariés aux meubles existants, Chaplin ayant acheté les lieux déjà meublés. Orientées sur le parc, le lac et les montagnes, les toiles qu’offrent les fenêtres des pièces à vivre plongent les visiteurs dans une atmosphère de cinéma que devait évidemment adorer Charlot. Cet extérieur, qui fait aussi du manoir de Ban un lieu exceptionnel, comprend des dépendances, dont une ferme qui a précédé la propriété actuelle et qui servait de logement au personnel, composé sous Chaplin d’une équipe de treize personnes. Le poumon de la propriété est définitivement à l’extérieur et s’étend sur près de 14 hectares. Le parc du manoir de Ban est légèrement incliné et termine sa pente douce aux berges de la Veveyse et du ruisseau de Nant. Une immense pelouse naturelle de six hectares est allongée tel un tapis d’Orient et vient sublimer des dizaines d’arbres séculaires. Le domaine comprend également un verger, un jardin potager dont Chaplin adorait s’occuper, mais aussi une cour, une fontaine, un court de tennis et une piscine. Les hectares restants sont recouverts d’une forêt de feuillus, au sud du domaine.

Le manoir sous l’angle culturel

Elu meilleur musée d’Europe par l’Académie européenne des musées, Chaplin‘s World by Grévin est un musée à taille humaine et se consacre avec poésie à exposer l’œuvre de Chaplin. Charlie Chaplin était capable de délivrer un message politique puissant tout en faisant rire. Ce projet est avant tout le fruit d’une rencontre en 2000 entre l’architecte suisse Philippe Meylan et le muséographe québécois Yves Durand, passionnés de Chaplin. Après dix ans d’études, de concertations et de négociations diverses, le projet Chaplin’s World a su fédérer les administrations locales, les partenaires financiers, les héritiers de Charlie Chaplin, les organisations touristiques et culturelles et les entreprises de la Riviera vaudoise.

Le projet a reçu le soutien financier du Canton de Vaud, conscient de l’atout majeur qu’un tel site pouvait apporter à la région, avec, comme garantes, plusieurs communes voisines, permettant de débloquer un crédit d’appui d’aide au développement économique d’un montant de dix millions de francs. Plus de deux ans de travaux et de rénovation ont été nécessaires pour faire évoluer le manoir et son parc en musée. Tout en préservant l’authenticité et le charme de l’époque, en respectant l’intimité propre à la propriété, il a fallu relever de nombreux défis, notamment techniques. Le «studio» a été créé de toutes pièces et permet aux visiteurs de se plonger dans les décors et dans l’ambiance de plusieurs films de Chaplin, comme Le Kid, Le Dictateur, ou encore Les Temps modernes. Mises en scène par la société Grévin, de nombreuses statues de cire viennent immerger le spectateur dans le monde du cinéma de Charlot. Des costumes portés par Charlie Chaplin sont exposés dans cette partie du musée, tout comme des accessoires lui ayant appartenu, dont l’Oscar qu’il a reçu en 1973 pour Les Feux de la rampe. Le spectateur peut aussi se placer derrière la caméra, ou encore sonoriser un extrait de film muet grâce à un photoplayer. Au final, l’immersion est totale et la magie opère pleinement.
Enfant de la balle, pétri de talent et obstiné, Charlie Chaplin a universellement marqué le monde. Lui, qui a érigé son œuvre en art, était tout autant sentimental, rusé, ingénieux, visionnaire et talentueux. Il a marqué l’ère moderne de ses œuvres, le cinéma de son image, les Etats-Unis de son exil en Suisse, et le manoir de Ban de sa profonde humanité. Chaplin’s World est en réalité une ode à la vie et au travail de Charlie Chaplin, un poème dans lequel chaque pièce de sa maison est comme une strophe de son œuvre. Tel un voyage dans le temps, la visite de ce musée est une expérience que chacun doit vivre pour
(re)découvrir et contempler l’œuvre monumentale que nous a laissée l’artiste au chapeau melon.

Maximilien Bonnardot