Quand Julien Gracq
se promenait autour du lac de Genève

C’était un homme de silence, d’observation, de pensée. C’était un homme d’un autre temps, ancré dans ce monde immobile et éternellement fluctuant de la nature et des paysages. Légende de la littérature française, Julien Gracq était amoureux des forêts, des lacs, des coteaux, des arbres, des atmosphères, des couleurs. Un livre posthume qui vient de paraître «Noeuds de vie» (Editions Corti), le ramène sur les rives du lac de Genève. Des notes au fil des jours, une qualité d’émerveillement et de douceur…

Il est l’homme des paysages, aussi bien ceux de la ville que de la campagne, ceux qui s’étendent à perte de vue ou ceux qui s’enchevêtrent, se télescopent. Julien Gracq (1910-2007), c’est l’auteur mythique d’un chef-d’oeuvre, «Le Rivage des Syrtes», qui obtint en 1951 le prix Goncourt, refusé par l’auteur. Mais ce n’est pas l’écrivain d’un seul livre! C’est un créateur, en fait, qui n’en faisait qu’à sa tête et qui marchait et s’en allait à son pas, lent et singulier, totalement insensible aux modes comme aux clameurs de toute sorte. Une espèce d’immobilité qui ne l’était pas, une manière de choisir sa vie et de ne coucher sur le papier que des impressions qui lui venaient du cœur et qui lui parlaient, à lui, ainsi qu’à une poignée de fidèles parmi lesquels Régis Debray, l’ancien compagnon du Che dans les maquis de Bolivie, dans les années 60, devenu aujourd’hui le chantre d’une France éternelle et d’un art de vivre qui n’existent plus, ou du moins presque plus, si ce n’est dans les livres de Julien Gracq…

L’auteur du «Rivage» s’est beaucoup baladé, c’était son activité à plein temps, et il a aussi écrit, un peu. Retrouvés dans le fonds qui lui est consacré au Département des manuscrits de la Bibliothèque de France, des cahiers inédits offrent des fragments de prose, très enlevés, très libres, sur sa vie de promeneur et de poète. Une écriture à l’ancienne, belle et soignée. «Cette découverte, explique son préfacier, Bernhild Boie, nous offre la merveilleuse surprise de retrouver une écriture qui donne à voir, à sentir et à penser. Une prose poétique lumineuse qui en flânant le long des chemins et des routes fait surgir les paysages avec tout ce qu’ils comportent de présence immédiate, de souvenirs, d’histoires, de mythes et de contes de fées. Parce qu’il aimait toutes les facettes du monde, Julien Gracq arpentait bois et forêts, collines et montagnes, champs et chemins. Il aimait aussi les villes, les rues, les maisons, ne négligeait pas un voyage en voiture, le plaisir du déracinement, la joie de la découverte imprévue. Il était sensible aussi au charme de l’eau, le mouvement lourd et impassible des fleuves, le murmure d’une rivière, le bord de la mer mais aussi les bords des lacs, plus paisibles». Il nous emmène ainsi, dans ce livre, au bord du lac de Genève dont il était familier. Curieusement, il se méfiait un peu de la rive vaudoise, trop policée à ses yeux, et il préférait le décor plus resserré et parfois un peu chaotique de la rive française.

«Lac de Genève, écrit-il, dont je longe les rives en bateau d’Evian à Nernier, puis de Nyon à Evian par Chillon et Saint-Gingolph, d’abord sous un lourd soleil d’automne, puis après Saint-Gingolph sous l’orage. La tristesse sans pensée et sans horizon du troisième âge pèse sur la clientèle d’arrière-saison que charrie languissamment en rond le tourniquet des vieux petits vapeurs à aubes, homologues sous leurs uniformes blancs à des nurses qui poussent dans les jardins publics du lac les fauteuils d’invalides. Et triste aussi sous le soleil est cette rive suisse sans caractère, avec ses pentes de vignes rongées par les lotissements, et cette dégringolade lâche de maisons vers la berge: halo suburbain flottant autour d’un vide central, banlieue lacustre d’une capitale engloutie».

Le sentiment d’un décor qui eût été parfait pour la vie, mais qui se retrouve comme squatté et amoindri par le troisième âge, comme l’antichambre d’un inéluctable déclin. «Une humanité décolorée, reprend Julien Gracq, usée, accrochée en rond à la pente rapide de cette rive des derniers soleils, attend inerte l’heure de l’ultime plongeon. La surcharge humaine, plus lourde encore ici d’être celle de la vieillesse, pèse oppressante sur la rive suisse entièrement bâtie, qui commence à évoquer la garniture serrée des gradins autour de la cuve du stade».

Le grand écrivain anglais Chesterton (1874-1936) avait inventé «le poète de l’ordre», qui s’émerveillait en constatant que le métro londonien desservait bien les stations selon l’itinéraire prévu, les unes après les autres, et qui y voyait le triomphe de l’homme et de la civilisation. Julien Gracq reste le poète qui s’extasie devant les choses telles qu’elles sont et devant le monde tel qu’il est. Si la rive suisse du lac le dérange, la rive française le rassure et l’enchante. «La rive française, plus sombre, moins peuplée, semée encore de place en place d’anciens villages, presque épargnés par le béton, est plus attirante: à Saint-Gingolph, à Meillerie, étroites lisières de villages cousus au bas des tentures de forêts qui pendent sur le lac à plis raides, une ombre glauque tombe sur l’eau pesante et plus secrète; les rochers de Meillerie se souviennent encore des Rêveries et de la Nouvelle Héloïse, alors que rien, dans les carrés de vigne de la rive suisse en attente de lotissement – l’odeur du moût submergé par celle de l’essence – n’évoque plus les Vendanges à Clarens». 

Jaques Rasmoulado